RITES, FOLKLORE ET MUSIQUE “MODERNE” EN BULGARIE
Rossitsa Draganova
Phénomène complexe, mais aussi réalité
du quotidien, la culture traditionnelle en Bulgarie était présente
dans des formes pures jusqu’à la Deuxième guerre mondiale
et les rites folkloriques accompagnés de musique provoquaient simultanément
la réflexion théorique et l’action créative des compositeurs
bulgares. L’attitude artistique envers le concept du rituel est pourtant
très différente: le contenu magique des rites s’inscrit dans
l’espace moderne acquis par l’appropriation de certains procédés
et des genres de la musique occidentale.
Dans les années 30, les musiciens éclairés
en Bulgarie ont compris que pour ne pas guillemeter la notion de la musique
moderne, ils sont obligés de créer le style musical national
bulgare, de le faire surgir des profondeurs de notre terre. Hélas,
ces guillemets, je les vois renaître dans le titre de ma communication;
moi j’aurais préféré un autre - Rites et modernité:
le compositeur bulgare face au folklore.
Face au folklore, le compositeur bulgare transforme souvent le
mystère des rites en matériel sonore pour la construction
d’une écriture individualiste. Le transfert de l’élément
rituel possède pourtant une puissance spécifique, et se révèle
aussi bien outil du façonnement des formes, que support archétypique
à l'imaginaire...
Le 4 janvier 1942 à l’Opéra de Sofia a eu lieu
la création scénique de “Nestinarka ” (femme qui danse
sur des cendres ardantes) de Marin Goléminov (1908) qui a défini
lui-même son oeuvre chorégraphique comme “drame dansant”.
Les premières étincelles s’allument au monastère du
Rila où le compositeur découvre la sonnerie de ses cloches,
mais aussi une monographie sur les rites et les légendes bulgares.
Après, c’est la lecture de la nouvelle de Konstantin Petkanov, dont
il puise son libretto. Mais l’élan l’emporte en 1939 à la
fête des Saints Konstantin et Hélène au village Bulgari
dans la région de Strandja, où il cherche à comprendre
ce rite mystique de la danse sur le feu. Marin Goléminov l’a décri
lui-même ; je vous transmet son récit sans les détails
(Goléminov,
Marin. Un voyage dans la région des nestinarki (en langue bulgare).
- “Rodna pessen”, 1940, v. 2):
“Au milieu du village, dans une maisonnette, appellée
konak, on garde les icônes des Saints Konstantin et Hélène
et la sainte grosse caisse, qu’on n’utilise pas qu’une seule fois dans
l’année. C’est comme dans une église: on voit des icônes,
des chandeliers, mais des prêtres n’y entrent pas. Le rite est réglé
par les nestinarki. Le soir avant la fête on apporte les icônes
et la grosse caisse du konak à l’église, où ils doivent
rester pendant la nuit. Le matin la procession s’organise devant l’église.
Des jeunes hommes portent 3 icônes des Saints Konstantin et Hélène,
suivies par les nestinarki, la cornemuse, la sainte grosse caisse et le
peuple. La cornemuse joue, accompagnée de la sainte grosse caisse.
On va près d’une source et une petite chapelle. Le prêtre
bénit l’eau que les gens boivent “pour être en bonne santé”.
La cornemuse joue des danses populaires. L’après-midi la procession
rentre dans le village, on laisse les icônes dans le konak et l’on
prépare le feu sur la place au milieu du village. Les nestinarki
sont tres émues, très agitées. Une d’elle sort devant
le konak sous les sons de la cornemuse; elle fait des petits pas les mains
levées vers le ciel et crie “vah”, “vah”. Le soir on allume le feu.
On apporte de nouveau les icônes, les nestinarki les suivent. Les
coups de la sainte grosse caisse, pris par quelqu’un d’autre (on croit
que jouer de cet instrument le jour de la fête peut guérir
les malades) annonce le rythme caractéristique de la danse sur le
feu: noire, croche, croche, croche, croche, noire; noire, croche, croche,
croche, croche, noire... La voix de la cornemuse est comme un cri.
Les nestinarki sont en trans, elles pressent les icônes contre la
poitrine et marchent silencieusement sur les cendres ardentes. Elles croisent
le cercle de 7-8 pas, tournent 2-3 fois autour et recommencent. Cette danse
sur le feu dure 3-4 minutes. A la fin une des nestinarki prononce “C’est
fini”, fait le signe de la croix, embrasse l’icône et la rend au
jeune homme qui doit la porter jusqu’au konak. Jusqu’à l’année
prochaine...”
“Nestinarka” (Goléminov, Marine - Nestinarka. Suite
pour orchestre symphonique. Sofia, Édition d’état “Science
et arts”, 1961, 110 p.), ce n’est seulement l’oeuvre qui rendra célèbre
son auteur, mais aussi celui où les particularités du langage
musical de Marin Goléminov se sont annoncées avec la force
mystique du rite représenté. Deux motifs du Deuxième
mouvement de la Suite pour orchestre symphonique , dont la musique est
tirée de l’oeuvre chorégraphique sont des citations. Le premier
dans la mesure irrégulière de 11/8 est de la région
de Bansko (Deuxième mouvement “La ronde de Nestinarka”, p. 26
de la partition), le deuxième est celui de la danse sur le feu
écoutée à Bulgari (Deuxième mouvement “La
ronde de Nestinarka”, p. 40 de la partition). Mais les citations sont
infiltrées dans la texture soudée par la personnalité
de Marin Goléminov d’une telle manière qu’on n’arrive pas
à les distinguer à l’ouie. Ce type d’infiltration de l’esprit
folklorique peut être observer dans plusieurs oeuvres des années
30 et 40; pourtant les styles divergent en raison des différences
des approches creatives.
Mais comment peut-on définir plus précisément
le modèle de la culture musicale en Bulgarie avant la Deuxième
guerre mondiale?
La modélisation dont puise cette communication est élaborée
en résultat des idées diachroniques suivantes:
(1) le développement historique est constitué de
strates (les abstractions “strate”, “société agraire,
industrielle et informatique” sont empruntées à la futurologie
sociale et culturelle d’ Alvin Toffler);
(2) les strates se sont formées consécutivement
- strate de la culture musicale de la société agraire, strate
de la culture musicale de la société industrielle et strate
de la culture musicale de la société informatique;
(3) les strates sont gouvernées par des formules diachroniques
différentes;
(4) les interactions des strates marquent chaque moment du développement
historique, non seulement les moments de génèse ou de disparition
des unités culturelles;
(5) les strates sont constituées de noyau, masse et périphérie
(l’insertion personnelle de la notion “masse” transformant la dyade antinomique
du noyau et de la périphérie en triade neutre s’inspire de
la culturologie de
Yury Lotman).
Le folklore est le constituant fondamental de la strate de la musique
de la société agraire en Bulgarie, qui forme une partie de
son noyau, sa masse et sa périphérie. Ses interdépendances
continues avec les autres sphères de la culture sont spécifiques
de tout complexe identifié de son syncrétisme. Le deuxième
composant de la première strate, qui fait partie de son noyau, c’est
la pratique musicale médiévale de l’église orthodoxe.
Elle est canonique et son évolution est lente, déterminée,
cyclique.
Mais le modèle cyclique peut décrire aussi bien les phénomènes
folkloriques. Premier, le calendrier socioculturel des rites traditionnels
se reproduit d’une manière régulière qui est cyclique.
Deuxième, la notion du temps dans la culture folklorique ne connaît
pas encore l’abstraction du temps chronologique de la mentalité
rationaliste et corespond plutôt à l’idée vague d’une
répétition cyclique des formes existentielles. Pour en conclure,
la formule cyclique exprime le sens général de la diachronie
de la culture musicale de la société bulgare agraire.
Comme on l’a déjà mentionné au début de
la communication, la formation de la culture musicale de la société
industrielle en Bulgarie se traduit comme un processus d’appropriation
de certains procédés, genres et institutions
de la musique occidentale.
Le modèle d’une unité culturelle engendrée
“avant” et “ailleurs” est extrapolé, déplacé, muté,
renouvellé.
Deux remarques importantes à faire:
(1) Cette reproduction est attributive du modèle même
de la musique de la société industrielle; le 19 siècle
connaît le développement simultané des écoles
nationales russe, polonaise, tchèque, hongroise.
(2) L’extrapolation du modèle en Bulgarie est un processus
tardif. De 1396 jusqu’à 1878 le pays est dominé par l’Empire
Ottomane. L’idée nationale resurgit au 17 siècle pour s’épanouir
au 18 et 19 siècles, mais la vie publique ne possède pas
encore des institutions autonomes.
Et pour revenir à la question, la strate de la culture
musicale de la société industrielle en Bulgarie est née
à la rencontre des réalités de la musique moderne
venue de l’Ouest, d’Europe. Jusqu’à les années 30 du 20 siècle
la strate nouvelle développe ses institutions; les compositeurs
bulgares esquissent le système des genres et abordent le problème
du style national, construit sur le fondement du folklore bulgare. Les
strates commencent leurs interférences.
Au 19 siècle surgit un phénomène nouveau mixte.
“Le folklore des villes” est le résultat spécifique de l’interaction
de la masse de la musique traditionnelle avec des traits caractéristiques
de la sphère de la musique dite populaire de la société
industrielle - la musique du loisir, de la réjouissance dans son
sens banal. Au début ce n’est que la musique des villageois, venus
travailler dans les grandes villes. Avec l’intensification de l’industrialisation
le phénomène s’élargit et traduit les gouts d’un public
plus large. Jusqu’aux années 50 du 20 siècle il transite
de la masse de la strate agraire vers la périphérie de la
strate industrielle. Dans les années 60, 70 et 80 sa composante
instrumentale s’empare de la masse et même du noyau de cette deuxième
strate et s’approprie même la dénomination de “musique traditionnelle”.
Son autre nom populaire “musique de mariage” exprime à fond ses
relations internes avec les musiques rituelles d’avant.
C’est une pratique énorme et significative, répandue
dans tous les pays balkaniques et popularisée par la musique de
Goran Bregoviè pour les films d’Emir Kusturica. Son CD “Ederlezi
- songs for weddings & funerails” est l’abstraction même de cette
musiquation balkanique (Draganova, R. La notion
de “musiquation” comme fondement de l’analyse des pratiques
concertantes (en langue bulgare, résumé en français).
- “Bulgarsko musikoznanie” (“Bulgarian musicology”), 1999, v. 1,
95-110).
“Arisona dream”... Deux éléments “bulgares” perceptibles
à l’ouïe: les mesures irrégulières de 7/8 &
11/8 et le chant, symbolisant la mort. “Underground”... “War” se sert de
nouveau des “voix bulgares” pour créer l’image de la guerre et de
la mort. Marcel Cellier a-t-il très bien compris cette tristesse
innée du folklore bulgare pour nommer le disque qui le rendra célèbre
“Le mystère des voix bulgares”?
Et un fait qui surprend - les “voix bulgares” chantent souvent
de la musique savante écrite récemment. Un genre nouveau,
spécifique et rigide naît après la Deuxième
guerre mondiale du mariage de la polyphonie et de la monodie archaïque
(Voir
Kutev, Philip - “Dragana et le rossignol” (Sélection de chansons
arrangées par Philippe Koutev. Sofia, Édition d’état
“Nauka i izkustvo”, 1968, 76 p.; p. 34) et Kjurktchyiski, Krassimir - “L’oiseau
chante comme s’il parle” (Chansons polyphoniques de Krassimir Kjurktchyiski.
Sofia, Édition d’état “Muzika”, 1981, 80 p.; p. 51-52).
Ces “adaptations des chants folkloriques” sont le resultat de cette interaction
entre la masse de la strate agraire et le noyau même de la strate
“moderne” - la créativité du compositeur.
Mais les influences entre rites et modernité sont réciproques.
La création des nombreux “ensembles professionnels de chants et
de danses folkloriques” accélère la corrosion des pratiques
authentiques. Le folklore se transforme de plus en plus d’une réalité
du quotidien en champs de recherche des musicologues bulgares. D’autre
part, la saturation “traditionaliste” de l’esprit sociale provoque et accentue
l’incompatibilité des attitudes des compositeurs bulgares, représentants
de l’avant-garde des années 50 et 60 avec ce respect monotone envers
tout ce qui est “folklorique”. Pendant un certain temps la musique dite
“moderne”, “nouvelle”, “contemporaine” s’éloignera du folklore.
Plus tard, dans les années 70 et 80 l’idiome folklorique apparaît
de nouveau même dans l’écriture de la génération
“avant-gardiste” en intensifiant les principes linéaires des méthodes
aléatoriques
et sonoristiques.
Parmi les oeuvres des compositeurs bulgares écrits dans
les années 90, on trouve aussi la dénomination du “rite”.
Un tel exemple est le CD de Géorgui Arnaoudov “Compositions”, dont
les titres (“The circle of rites”, “Ritual I”, “Incarnation dans la lumière”
etc.) sont significatifs de cette sensibilité “postmoderne” envers
le rituel. Mais l’idée du rite prends maintenant son image abstrait
à partir des sonorités cristallines, sans des citations ni
des emprunts rituels directs du type de “Nestinarka”. Pour en conclure,
dans les années 80 et 90 le folklore est pour les compositeurs bulgares
non seulement un modèle stylistique, outil du façonnement
des formes ou bien support archétypique à l'imaginaire, mais
surtout - un retour difficile au concept de la beauté.
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